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Prologue à un roman de Bellovèse

MessagePosté: Dim 28 Nov, 2004 14:04
de Usher
Bonjour à tous,


Je détourne peut-être ce forum de sa vocation historique, auquel cas je m'en excuse par avance - et je serai tout disposé à fermer ce fil s'il est hors-sujet.

Je fais partie des innombrables tâcherons qui s'efforcent de percer dans la peu lucrative carrière des lettres. Voici un petit moment que je suis taraudé par un "prurit d'épopée", pour reprendre le mot de Gustave ; et je suis fasciné par les quelques lignes que Tite Live consacre à Bellovèse et Segovèse. J'ai donc jeté diverses idées et un vague plan sur le papier, et commencé à écrire un truc qui n'ose pas s'avouer roman. Si vous avez un peu de curiosité et beaucoup de bienveillance, je vous soumets ci-dessous les premières pages du texte. Soyez critiques. Je veux savoir si ça vaut le coup de continuer, où si je ferais mieux de me reconvertir dans la vente de téléphones portables.

Egotistement,

Usher


Voici le texte :


Tu raconteras ma vie.

Tu descendras le cours des fleuves et tu franchiras les montagnes ; tu traverseras les forêts, tu vogueras sur les mers qui s’étendent à droite du monde. Tes pas te porteront dans les camps retranchés celtes, dans les tyrannies hellènes et les lucumonies tusques. Partout, tu énonceras mon nom, tu célèbreras mon lignage, mes voyages, mes exploits. Tu seras l’initiale de ma mémoire, un bâtisseur de ponts, un héraut sans armée et sans bataille. Tu ne peux me refuser cette faveur ; tu ne peux aller contre le cours de ma volonté.
Ceux qui se dressent contre moi ne vivent guère ; si tu rejettes mon offre, je ferai saisir tes biens et ta personne. Je disperserai ton ambre et tes amphores entre mes héros ; pour moi, je ne garderai que ta tête. Je la laverai, je la roulerai dans le miel, la cervoise et le sel, je la baignerai dans l’huile de cèdre, et je la rangerai dans les coffres où s’accumulent les tributs des nations vassales. Lorsque je recevrai des hôtes de marque, je leur offrirai de grands banquets ; je ferai disposer mes plats à figures rouges, mes cruches de bronze à long col, mes cratères où les vins épais de ton pays se mêlent à l’eau sauvage de nos sources. Puis, au milieu des viandes juteuses et des poissons brillants, des fruits doux et des breuvages âpres, je poserai ta tête. Je dirai : “Voyez : celui-ci était un trafiquant massaliote qui fit injure à mon hospitalité. Alors buvez, dévorez, riez ! Nul ne peut se dérober à ma générosité sans me faire outrage.” Et admets-le, je suis magnanime : si tu refuses de perpétuer ma mémoire, moi, j’aurai soin de préserver la tienne. Je ferai de toi le compagnon de tous mes festins...
Tu raconteras ma vie.
Tu es un marchand riche et un aventurier rusé. Mais je ferai de toi bien plus que le négociant qui trafique du vin et des vases contre des hommes et du métal. Je ferai de toi un tombeau. Je ferai de toi une voix appelée à résonner aux trois coins du monde. Je ferai de toi les strophes liminaires du chant dont je suis la matière. Que valent tes statères, tes cargaisons, tes esclaves ? Tu n’as que des biens. Moi, je t’apporterai la parole. Je t’apporterai mon propre souffle, la respiration d’un guerrier, d’un héros et d’un roi. Te fit-on jamais offre plus prodigue ?
Toi qui déchiffres les lettres, sais-tu lire sur un corps comme sur tes tablettes ? Vois ces muscles longs, cette peau brûlée de soleil, ces mains larges, l’entrelacs effrayant de mes tatouages et de mes cicatrices. Ils sont autant de signes, autant de traces. Mon commerce, c’est la guerre. J’ai laissé une empreinte profonde chez les nations où je suis passé. En rétribution, elles ont marqué ma chair. Mes ennemis les plus féroces m’ont apporté les butins les plus précieux ; grâce à eux, je conserve ma majesté jusque dans la nudité. Mais je suis vieux ; j’aurai bientôt deux siècles. Mes bras sont encore fermes, rares sont les jeunes héros qui osent affronter mon regard ; mais je vois les enfants de mes enfants courir entre mes huttes et mes troupeaux, je n’ai plus besoin de me décolorer les cheveux, et il m’arrive de somnoler quand le festin tire vers l’aurore. Les traits de mes compagnons tombés sont devenus lisses dans mon souvenir, et les premières jeunes filles que j’ai désirées sont mortes ou flétries. Il est temps désormais que je songe à reprendre la route. Mais je ne pourrai le faire que si j’ai le souci de ma mémoire, par respect pour ceux que j’ai tués, et parce qu’ainsi je ne mourrai pas.
C’est pourquoi tu raconteras ma vie.
Lorsque j’étais enfant, il m’arrivait de pratiquer un tour dérisoire et cruel. Je pêchai une fourmi au bout d’une brindille, et je laissai courir la bestiole jusqu’à son extrémité ; lorsqu’elle y était arrivée, je retournai le fétu entre mes doigts. La fourmi filait derechef dans la même direction, et je la renvoyai aussitôt à son point de départ. Ce jeu absurde se prolongeait aussi longtemps que durait mon caprice... Il m’a fallu attendre l’orée de la vieillesse pour en saisir le sens : je suis cette fourmi, et le monde est ma brindille.
Je suis né dans une terre si lointaine qu’elle se confond, en moi, avec les forêts du Dieu Ténébreux et la Cimmérie des pères de mes pères. Depuis que j’ai atteint l’âge d’homme, j’ai marché ; j’ai foulé l’humus moelleux des sous-bois, la terre grasse des prairies, la roche éboulée des montagnes, la tourbe trompeuse des marécages ; j’ai connu des saisons étranges, des ciels différents, des peuples variés comme les arbres d’une futaie. Au cours de cette longue errance, j’ai perdu un à un les compagnons de ma jeunesse, la langue de mon peuple a mué de façon insidieuse, et ma mémoire même a fini par s’user au spectacle sans cesse renouvelé du monde. Voici dix hivers que j’ai fixé mon peuple dans cette plaine, entre fleuve et montagne. Depuis dix hivers, le monde est tranquille ; il somnole, il se limite à ces bois sur les coteaux, aux courbes douces des collines, aux méandres paresseux des rivières qui baignent cette terre. Depuis dix hivers, le monde nous berce de nouveau dans l’illusion sereine de l’immortalité. Mais ordonnerais-je demain de rassembler les troupeaux, de brûler nos villages et nos champs et de reprendre la route, le monde reprendrait sa course, toujours moins net que dans le souvenir, toujours plus vaste que dans nos désirs. Si l’homme ne peut embrasser le monde, c’est parce que le monde fuit sous nos pas. Le monde est une mélopée infiniment morne et infiniment multiple, le monde est un chemin aux horizons sans cesse recomposés, le monde est un royaume taillé dans la matière même du rêve. C’est une merveille ; une merveille indifférente, qui m’a appris la saveur de l’angoisse.
Le monde est un vertige.
Toi aussi, marchand, tu es un voyageur. Toi aussi, tu as vu l’eau se précipiter sous la quille de tes navires, les nuages fuir dans un ciel aux teintes changeantes, les friches et la forêt envahir des champs cultivés naguère... Tu sais, comme moi, que rien n’est immuable, que tout est mouvement, tout est transitoire, et que seule la précarité de notre existence peut nous donner l’illusion de la permanence. Peut-être as-tu rêvé comme moi dans le murmure des forêts, dans la pénombre d’un de vos temples, ou devant le courant puissant des fleuves. Mais les arbres se couchent, mais la pierre s’effrite, mais les rivières s’ensablent. Tout évolue, tout s’érode, tout passe ; et la chair même des vivants n’est que la matière des morts. Tu es un homme sagace, et je vois que tu saisis ma pensée. Les hommes comme toi, je les sais rares, je les sais forts, je les estime. Moi, cette découverte faillit me tuer, et elle fut fatale pour l’homme que j’ai le plus admiré.
Nous sommes dans un univers multiple, peut-être dans l’outre monde, dans le songe des dieux... A moins que nous ne soyons juste des jouets entre les mains d’un enfant ignorant et cruel... Le peuple et les devins voient un dieu dans chaque source, dans chaque montagne, dans chaque arbre marqué par un buisson de gui. Les druides, quant à eux, chuchotent que le principe de l’univers est l’unité, qu’il n’est qu’un dieu, à la fois mâle et femelle, à la fois père, épouse, et enfant. Où se trouve la vérité ? Que m’importe la vérité ? Je sais que je ne la saisirai plus.
Je n’ai plus le temps, désormais, de courir le monde pour embrasser ses séductions ramifiées, ses chimères, pour poursuivre leur terme. Mon terme, à moi, est trop proche. C’est maintenant le monde qui me rattrape. La nuit approche où une taie couvrira mes yeux, où le souffle me manquera dans la mêlée, où la longue épée de fer pèsera dans mon poing comme dans la main d’un enfant. La nuit approche où je paierai tribut au monde, aux dieux, où je devrai affronter le dénuement absolu. Un roi sans souveraineté. Un héros sans force. Un homme sans avenir.
Mais j’ai contemplé tant de choses, j’ai nourri tant de tribus, j’ai tué tant de héros : je n’accepte pas de me dissoudre dans l’oubli. Je ne peux me résoudre au silence, à l’immobilité. Je ne peux me résoudre à l’effacement ; aux noces de terre, avec ma dot de chevaux, d’or, de vin, et d’armes pliées. Si je meurs ici, dans la paix et la prospérité de ma grande cité au milieu de la plaine, on m’érigera un tertre. Mes enfants et leurs enfants l’honoreront comme ma demeure. Ceux qui suivront le connaîtront comme le sépulcre d’un roi. Puis ma tombe deviendra matière à légendes, et finira simple butte affaissée, arasée par les labours, oubliée dans le paysage. Près d’Avaricon, j’ai vu ainsi nombre de vieilles pierres encore debout, mangées de mousses, dont on ne sait plus rien ; il en irait de même pour mon propre tombeau. Certes, je reviendrai parmi les morts, pendant les trois nuits de Samanos ; mais il est tant d’ombres qui se glissent au milieu des convives, au sein de mes propres festins, et dont je ne sais rien sinon la tristesse de n’être plus reconnues... Je ne veux pas figurer dans les rangs de ces fantômes anonymes, dont les exploits, les victoires, les souffrances, les amours ne sont plus rien.
Pas de tombe, pour moi. Pas de fin paisible au milieu des miens. Pas de grandes cérémonies royales, pas de sacrifices, pas de bûchers rouges ni de banquet funèbre. Pas de trésor abandonné dans la nuit d’une chambre funéraire. J’irai chercher ma mort sur le champ de bataille. Je me détacherai des rangs de mes guerriers pour la défier. Une lame longue de cavalier dans la main droite, une lame courte de fantassin dans la gauche, je lui offrirai une danse des épées. C’est une vieille ennemie, et ce fut parfois une alliée de circonstances. Je connais bien ses ruses, ses lâchetés, ses trahisons. Je lui cracherai toutes ses bassesses, je lui tirerai la langue, je me rirai de sa puissance, je lui affronterai le masque peint du guerrier. J’espère bien que le chœur assourdissant des carnyx et des trompes fera trembler tous les os de son corps. Et puis je me jetterai dans ses bras, dans la troupe la plus épaisse de l’armée adverse. Je veux, pour ma fin, un éclat et une brutalité comparables aux forces qui ont gouverné ma vie. Je veux goûter la volupté jusqu’au bout, jusque sous la morsure des lances et des glaives rassénas. Puis, je veux ma dépouille exposée sur le champ de guerre, à pourrir au soleil et à la pluie. Je veux être dévoré par les charognards, défiguré par le bec des corbeaux ; ils me porteront, mort, là où je ne suis jamais allé, vif. Dans le ciel.
La mort que je me réserve n’est pas la mort du roi. C’est celle du héros. Ne me prends pas pour un de ces barbares naïfs que vous autres, Hellènes, vous méprisez si facilement. Je ne me laisse aveugler ni par ma vanité, ni par les chants épiques de mes poètes. Je suis lucide. La mort que j’appelle de mes vœux est une fin terrible. J’ai pris suffisamment de coups, j’ai vu suffisamment de plaies, j’ai entendu suffisamment de râles pour deviner, physiquement, l’insupportable violence de mon corps massacré. Cette mort, c’est une étreinte de l’horreur. C’est une mort qui marque les mémoires comme le fer marque les chairs. Et ce sera le faîte du monument que je suis en train d’édifier à ma propre gloire : en violentant ainsi les esprits des témoins, amis et ennemis, je resterai, cicatrice héroïque, dans les traditions des deux peuples.
Car il n’est qu’une chose qui perdure. C’est le souffle, la parole. Je sais qu’en vos contrées et chez vos ennemis Tyrrhéniens, certains emploient des signes pour conserver les mots dans la pierre, l’argile ou le métal. J’ai vu des vases ou des urnes qui proclamaient, aux yeux du sage : “J’appartiens à tel homme”. Je me méfie de cette parole. Elle est morte, aussi morte que les corps allongés sous les tumulus de pierre et d’herbe des nécropoles tyrrhéniennes. Ces signes n’ont guère plus de sens que l’empreinte du gibier sur un terrain meuble. Ils témoignent d’un passage, mais aussi d’une absence. Il faut traquer cette parole, au cours d’un long apprentissage, pour tenter de la saisir. On ne chasse pas un héros, fût-il imprimé dans le bronze ; c’est le héros qui vient à vous. Seule la parole vivante lui permet ainsi de revenir, de visiter chacun, l’esclave et le puissant, le sage et l’ignorant. Seule la parole vivante confère l’immortalité.
Dans trois lunes, dans trois hivers, je ne serai plus qu’os blanchis, éparpillés au milieu des herbes folles. Mais quelle importance ? Mon nom, mes exploits, mes crimes, jusqu’à ma mort, seront dans tous les cœurs. Je serai présent, plus présent que jamais : multiple, contradictoire, simplifié, déformé. Purifié. Je serai, toujours ; même si mon visage s’efface, même si mes actes fusionnent avec les exploits d’autres héros, même si mon nom s’érode et mue selon le dessein capricieux des langues. Je serai, principe souverain et héroïque ; jusqu’à ce jour, peut-être, où mon masque guerrier se confondra avec la face hiératique des idoles.

Et c’est pourquoi, mon ami, tu raconteras ma vie.

MessagePosté: Dim 28 Nov, 2004 16:38
de Muskull
Salut Usher :)

Laisse là les portables et que la plume te soit profitable ! :D
Beau souffle, beau style un peu ancien pile dans le propos, rémiges acérées en ciel connu, je te souhaites long vol en mémoire des "temps"...

Mais tu le savais déjà, non ? :wink: