Je sais que ce que je vais dire est très mal, que je sombre encore dans «
l’habituelle explication trifonctionnalisée magique en guise de toute interprétation », et que je m’éloigne du dogme archéocratique en vigueur. Mais je vais quand même verser au débat un élément de réflexion, qui n’est en rien une Vérité intangible et définitive. J’implore donc préventivement la clémence du jury.
Dans l’Irlande médiévale (oui, je sais, c’est loin), l’île est mythiquement divisée en cinq provinces, plus exactement quatre plus une : Ulster (Ulad) au nord, Leinster (Laigin) à l’est, Munster (Mumu) au sud, et Connaught (Connacht) à l’ouest, auxquels s’ajoute la province centrale de Meath (Míde), constituée selon le texte intitulé « La Fondation du Domaine de Tara » d’une petite partie prélevée sur les quatre autres. A chacune de ces cinq provinces est attribuée très nettement, dans ce même texte, une série de « qualités » renvoyant majoritairement aux fonctions indo-européennes :
"Ô Fintan", dit-il, "comment a-t-elle été partagée et qu'est-ce qui y a été mis ?". "Ce n'est pas difficile", dit-il, "à l'ouest la science, au nord la bataille, à l'est la prospérité, au sud la musique, au centre la souveraineté". "Cela est vrai, en effet", dit Trefuilngid, "car tu es un bon historien. C'est ce qui a été alors et c'est ce qui sera toujours, à savoir :
Son enseignement, ses bases, sa science, ses alliances, son jugement, ses chroniques, son conseil, ses récits, ses antiquités, son savoir, son élégance, son éloquence, sa beauté, sa pudeur, sa générosité, son abondance, ses richesses, de la partie occidentale, à l'ouest". (…)
"Ses batailles aussi", dit-il, "et ses querelles, sa hardiesse, ses places rudes, ses combats, son arrogance, sa vanité, sa fierté, ses prises, ses assauts, sa dureté, ses guerres, ses conflits, de la partie septentrionale, au nord". (…)
"Sa prospérité alors", dit-il, "et ses provisions, ses essaims, ses contestations, ses faits d'armes, ses tenanciers, ses nobles, ses miracles, sa bonne coutume, ses bonnes manières, sa splendeur, son abondance, sa dignité, sa force, sa richesse, sa vie domestique, ses nombreux arts, ses équipements, ses nombreux trésors, son satin, sa serge, sa soie, ses vêtements, son habit bariolé, son hospitalité, de la partie orientale, à l'est". (…)
"Ses chutes d'eau, ses assemblées, ses nobles, ses pirates, sa connaissance, sa subtilité, son art musical, sa mélodie, son divertissement, sa sagesse, son honneur, sa musique, son enseignement, ses leçons, son art guerrier, son art du jeu d'échecs, sa véhémence, sa fierté, son art poétique, son art d'avocat, sa modestie, ses bases, ses compagnies, sa fertilité, de ma partie méridionale, au sud". (…)
"Ses rois, ses intendants, sa dignité, sa primauté, sa stabilité, ses fondations, son art guerrier, son art du char, son art militaire, sa souveraineté, sa royauté suprême, son art des docteurs, son hydromel, sa générosité, sa bière, sa grande renommée, sa prospérité, depuis le centre". (…) c'est de là que vient la souveraineté suprême de l'Irlande".
(Guyonvarc’h, Textes Mythologiques Irlandais, pp. 162-163)
(A la quatrième province, celle du sud, sont assignées la musique et différentes qualités proches de la première fonction, mais qu’on pourrait attribuer, à la suite des frères Rees,
Celtic Heritage, à une sorte de 4ème « caste »… Ca se discute).
Thuathal, roi légendaire, a organisé la province de Mide en quatre parties prises à chacune des quatre provinces. Il a construit dans chaque partie une forteresse royale, dans lesquelles se déroulent les trois fêtes traditionnelles de la saison claire :
- Uisneach dans la partie du Connaught, donc symboliquement : à l'ouest.
- Tailtiu dans la partie de l'Ulster, donc symboliquement : au nord.
- Tara dans la partie du Leinster, donc symboliquement : à l'est.
- Tlachtgha dans la partie du Munster, donc symboliquement : au sud.
C'est à
Uisneach, donc à l'ouest, que se tient la Grande Assemblée d'Uisneach, au moment de Beltaine.
C'est à
Tailtiu, donc au nord, que se tient la foire de Tailtiu ou assemblée de Lug, c'est-à-dire la Lugnasad.
C'est à
Tara donc à l'est, que se fait le festin de Tara, tous les trois ans, pour Samain.
C'est à
Tlachtgha, donc au sud, que se déroule le feu de Tlachtgha, un cérémonial druidique, durant la nuit de Samain.
Ces trois fêtes ont, elles aussi, des connotations liées aux trois grandes fonctions (voir Guyonvarc’h et Le Roux,
Les Fêtes celtiques). Cependant, les fonctions attribuées aux fêtes ne correspondent pas à celles attribuées aux provinces où elles se déroulent. Il y a là une énigme non encore résolue.
Il n’en reste pas moins vrai que nous avons là, dans une Irlande mythique (la réalité historique, à l’époque médiévale, était moins typée), un complexe de fêtes fonctionnelles sur une pluralité de sites différents mais rapprochés, dans une province centrale.
Sans transposer directement, sans aucune précaution, à l’époque antique et sur le continent, ne peut-on voir là un modèle qui pourrait,
mutatis mutandis, éclairer l’éventualité d’un complexe multi-sites en territoire arverne ?
Guyonvarc’h et Le Roux ont déjà évoqué (dans « Mediolanum Biturigum, Deux éléments de vocabulaire religieux et de géographie sacrée », et dans « Le Celticum d’Ambigatus et l’omphalos gaulois, La royauté suprême des Bituriges » in
Ogam XIII, n° 73, février-mars 1961) la possibilité d’un tel complexe multipolaire au niveau de la Gaule centrale.
Encore une fois, je n’affirme rien, je propose une piste de réflexion. Se pourrait-il qu’à Corent la réalité archéologique vienne, pour une fois, apporter un début de confirmation à des hypothèses venant de l’histoire des religions ? Ce serait une bonne nouvelle…