Posté:
Mar 09 Jan, 2007 12:24
de DT
Salut,
G. Dumézil, Mythes et Epopée 1, 1968, pp. 613-616 :
Les trois oppressions de l'île de Bretagne
Les trois ennuis du roi Lludd.
Un récit épique du pays de Galles, du même type que les Mabinogion mais connu seulement dans une adaptation romanesque tardive, est fondé sur un thème trifonctionnel. C'est le Cyfranc Llydd a Llevelis, l' « aventure de Llydd et de Llevelis(1) », Lludd est roi de l'île de Bretagne et son frère Llevelis roi de France. Le premier a un surnom, que fait connaître un autre récit, celui de Kulhwch et Olwen : il est (avec un ll initial au lieu du n attendu, peut-être par assonance avec Llevelis ?(2)) « Lludd à la main d'argent », Llaw ereint, ce qui atteste que nous avons en lui, héroïcisé et historicisé au maximum, un ancien dieu celtique important, Nodens, Nodons sur des inscriptions de Grande-Bretagne, celui que l'épopée irlandaise appelle « Nuada à la main d'argent », Airgetlám. Dans ces conditions, on est porté à chercher dans la première syllabe de l'autre nom, Llevelis, le Lleu qui joue un rôle important dans la quatrième branche des Mabinogion et qui correspond, nom et type, au dieu irlandais Lug, le Lugus des Gaulois. Que les protagonistes portent ainsi d'anciens noms divins ne prouve pas, bien entendu, que leur histoire soit un ancien mythe. L'intrigue est simple. Le roi Lludd est un grand bâtisseur (Londres lui doit sa fondation), un bon guerrier et un généreux distributeur de nourriture, mais il est incapable de venir à bout de trois fléaux qui désolent son île. Il consulte Llevelis, « connu pour l'excellence de ses conseils et de sa sagesse », et c'est Llevelis qui lui explique l'origine des fléaux, avec les moyens de s'en débarrasser. Voici quels sont, comme dit le texte, « les trois oppressions de l'île de Bretagne », teir gormes ynys Prydein(3) ;
1. Une race d'envahisseurs apparaît, dont le « savoir » (gwybot) est tel qu'ils entendent à travers l'île toute conversation, fût-elle tenue à voix très basse, pour peu que le vent la leur porte ;
2. Chaque premier mai, un terrible duel a lieu entre deux dragons, le dragon de l'île et un dragon étranger qui vient « se battre » avec lui (yn ymlad a hi), cherchant à « le vaincre » (yn keissaw y goresgynn(4)) ; le dragon de l'île pousse alors un cri tel que les êtres numains, les animaux, la nature entière en sont glacés d'effroi, stérilisés(5) ;
3. Chaque fois que le roi constitue dans un de ses palais une « provision de nourriture et de boisson », fût-elle pour un an (cyt bei arlwy vlwydyn o vwyt a diawt), un magicien voleur vient la nuit suivante avec un panier où il entasse tout; et il s'en va, ne laissant rien.
Il est clair que le troisième et le deuxième fléau appartiennent à la troisième et à la deuxième fonction : vol, et spécialement vol faisant disparaître toute nourriture d'une part; attaque, bataille, volonté de victoire, d'autre part. Quant au premier, il est le fait d'une race définie par un extrême savoir (gwybod) ; or le savoir est souvent, à travers le monde indo-européen, la caractéristique différentielle de la première fonction(6) ; de plus ce savoir, surnaturel(7) a pour effet de tyranniser la société, de rendre impossible à la fois le libre exercice du pouvoir royal et la libre communication des hommes( 8 ), ce qui est, dans l'Inde védique, le domaine de Varuna d'une part, celui de Mitra ou plutôt de son adjoint Aryaman d'autre part, c'est-à-dire des principaux dieux de la première fonction(9).
Lorsque, grâce aux avis de son frère Llevelis, roi de France, Lludd est venu à bout des trois « oppressions », il se trouve du même coup muni de trois avantages, qui se distribuent aussi selon les trois fonctions :
1. Outre la liberté recouvrée de gouvernement et de parole, il garde une provision de drogue magique anéantissante pour le cas où la race trop savante reparaîtrait ;
2. Les deux dragons, enterrés vivants dans l'endroit le plus fort de l'île, en un point du montagneux Eryri gallois (le massif de la Snowdonia), constituent un talisman qui garantit qu'aucun envahisseur ne pénétrera en Bretagne ;
3. Le voleur, dompté, promet de restituer les immenses quantités de nourriture qu'il a volées et de se mettre loyalement au service de Lludd, — sans doute pour lui procurer d'autre nourriture, puisque c'était là, comme voleur, son unique spécialité(10).
Le récit est sûrement ancien, bien antérieur à l'affabulation que nous lisons. Il semble en effet que le groupement de trois calamités réparties sur les trois fonctions ait été un moule familier à la pensée des Celtes insulaires, d'ailleurs friands de triades de toutes sortes(11). C'est un tel groupement qui ouvre, en Irlande, le principal texte juridique, ce Senchus Mór qui occupe à lui seul la moitié des cinq volumes du recueil des Ancient Laws. Après le prologue « historique » expliquant l'origine de la compilation et avant tout autre énoncé on lit ceci, que je traduis littéralement(12) : « II y a trois temps où le monde est fou : la période de mort d'hommes (mort par épidémie ou famine, précise la glose(13)), la production accrue de guerre, la dissolution des contrats verbaux ».
Ce texte, qui se retrouve, avec de légères variantes, dans la dernière partie du Senchus Mór(14), contient plusieurs expressions obscures, peut-être mal notées, qui ont embarrassé les glossateurs avant de gêner les philologues, mais les mots clefs sont bien assurés. Après avoir illustré le premier fléau par la grande épidémie de 664, mentionnée dans beaucoup de textes (« flava icteritia »)(15), et par l'épidémie qui détruisit la race légendaire de Partholon, le commentaire indigène précise le second, d'une manière bien conforme à une faiblesse celtique de tous les temps, comme la multiplication des guerres intérieures (de clan à clan sans doute) qui se produit lorsque l'autorité centrale du roi est faible(16) ; quant à la « dissolution des contrats verbaux », aussi bien des « mauvais » que des « bons », elle se ramène, dans les expressions confuses de la glose, à la dénégation ou au désaveu de la parole donnée(17).
On notera que l'expression cuir bél (ailleurs cuir o bélaib) « contrats faits avec les lèvres, verbaux », garantit à l'ensemble de la triade une haute antiquité, rappelant le temps où l'écriture était prohibée par la prudence druidique(1 8 ). Sans doute avons-nous ici l'écho d'un vieil enseignement, une vieille formule sur les trois fléaux qui menacent les sociétés humaines : d'autres peuples indo-européens présentent l'équivalent.
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(1). Les p. 1-3 reproduisent les p. 177-182 de « Triades de calamités et triades de délits à valeur trifonctionnelle chez divers peuples indo-européens », Latomus, XIV, 1955, p. 173-185.
(2). Ou sous l'influence de Llawereint (J. Rhŷs, T. O'Rahilly).
(3). Je suis le texte du Red Book of Hargest, dans J. Gwenogvryn Evans, The White Book Mabinogion, Pwllheli, 1007, p. 96-100 ; traduction dans J. Loth, Les Mabinogion 2, I, 1913, p. 231-241. Une autre version (« Brut-Version ») a été publiée par G. J. Visser dans Etudes Celtiques, I, 1956, p. 261-271 (les arguments produits, p. 261, contre l'ancienneté de la matière ne paraissent pas probants). Les trois fléaux sont présentés en deux fois dans le récit. Le premier est sans mystère et immédiatement connu, dans sa cause comme dans ses effets ; les deux autres ne sont d'abord connus que dans leurs effets et la cause n'en est découverte que par la consultation que Llevelis donne a son frère Lludd.
(4). Sur l'interprétation historique qui a été donnée par les Gallois du combat des deux dragons, v. J. Loth, op. cit., p. 236, n. 1 ; mais cf. note suivante.
(5). La lutte des deux dragons dans l'air, l'un poussant dans sa détresse un cri « tempétueux » (y dymhestlus diaspat, p. 100, l. 1, du texte de J. G. Evans), avec des conséquences stérilisantes pour toute la nature (y compris la terre, les eaux, les arbres), est peut-être la transposition d'un ancien mythe d'orage-bataille.
(6). Dans Yasna IX 22 (cf. Yašt V 86 : Anāhitā), Haoma accorde force et puissance aux guerriers braves, brillante progéniture aux femmes en couches, « intelligence et savoir » à ceux qui étudient les Écritures (E. Benveniste, Journal Asiatique, CCXXX, 1938, p. 542). Dans Dēnkard, VII, 1, 36 (articulé à 25 et à 32), le personnage en qui s'incarne le « tiers de première fonction » de la Gloire (xvarr) perdue par Yam, le ministre Ošnar, est défini par son savoir et son intelligence, Mythe et épopée II, 1971, p. 286. Dans plusieurs langues indo-européennes, le sorcier est « celui qui sait » : arménien gēt, russe znaxar', ved'ma, etc., et, en sanscrit le bon brahmane est evamvid, celui « qui sait ainsi », comme on doit savoir. Cf. ci-dessus, p. 61-63, 493 et n. 1.
(7). Aux Galles mêmes, le roi Math, fils de Mathonwy, illustre magicien, et, en Scandinavie, le dieu primordial Heimdallr ont ainsi une ouïe merveilleuse.
( 8 ). Noter que cette tyrannie — comme, autrement, le mensonge, drauga, ou la négation des contrats verbaux, cor mbel — atteint la société dans la zone de la parole ; il semble que les Indo-Européens avaient des spéculations avancées sur la parole, et sur la parole vraie : v. les réflexions finales de Servius et la Fortune, 1943, p. 241-244.
(9). V. ci-dessus, p. 149-150.
(10). Cf. ci-dessus, p. 289-290, Bress prisonnier rachetant sa vie en révélant des secrets agricoles après la bataille de Mag Tuired. De même encore, à la fin de la troisième Branche du Mabinogi (J. Loth, Les Mabinogion, I, 1913, p. 170-171), la femme souris, pour se racheter, doit promettre la prospérité agricole.
(11). A toute époque les Gallois et les Irlandais ont usé et abusé du moule commode de la triade pour classer concepts, conseils, légendes, et ce serait un vain travail de prétendre par exemple, rechercher, parmi les nombreuses triades des Lois galloises médiévales, des traces de conceptions triples préchrétiennes. Sur le nombre « trois », v. maintenant W. Deonna, « Trois, superlatif absolu, à propos du taureau tricomu et de Mercure tricéphale », dans L'Antiquité Classique, XXIII, 1954, p. 403-428 ; mais il faut bien distinguer entre les triplements intensifs et les triades classificatoires (ci-dessus, p. 612, n. 2).
(12). Ancient Laws of Ireland, I, 1865, p. 50 ; réédition critique par R. Thurneysen, Zeitschrift für Celtische Philologie, XVI, 1927, p. 176 : Ataat teora aimsera imbi bailethach (K. Meyer, Contributions to Irish Lexicography, I, 1, 1906, p. 147 : « mad » de baile « madness, frenzy, ») in bith : rechuairt (Thurneysen, ZCP, XIX, p. 127) duinebath, tuarathlia coctha, fuaslucud cor mbél.
(13). Mortlac, gorta.
(14). Ancient Laws of Ireland, III, 1873, p. 12.
(15). Annals of the Kingdom of Ireland, by the Four Masters, éd. J. O'Donovan, I(2), 1856, p. 374 (et n. 9), et textes parallèles ; cf. H. d'Arbois de Jubainville, Le Cycle mythologique irlandais, 1884, p. 256 et n. 1.
(16). D'après Thurneysen, tuarathlia est proprement „ eine Flut, eine Überschwemmung, die bis an die Dachböden steigt“.
(17). i. a sena ocus a nemaititiu « le niant et ne le reconnaissant pas » (l'accord garanti par une promesse verbale).
(1 8 ). Cf. mon article « La tradition druidique et l’écriture, le Vivant et le Mort », Revue de l'Histoire des Religions, CXXII, 1940, p. 135-133.
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