M.-L. Sjœstedt-Jonval a écrit: ------------------------------------------ VI ---Il semble donc que la plupart des traits singuliers qui font de Cuchulainn un être à part dans le monde épique irlandais s’expliquent si l’on admet une influence exercée par les types monétaires armoricains sur la légende du héros. Il est en revanche certains traits dont il faut chercher l’explication dans un ordre de faits différent, quoique, à vrai dire, connexe. A propos des taches multicolores qui décorent les joues du héros, nous avons cité non seulement les tatouages des têtes armoricaines, mais encore, les pastels dont se peignaient les Bretons du temps de César (cf. p. 27). D’autres détails dans le portrait du héros évoquent plus précisément encore des traits de mœurs qui nous transportent en pleine antiquité celtique, brittonique ou continentale.
---1° Dans la description de la chevelure (cf. p. 21 sq.) le trait le moins singulier n’est pas la
couleur ; « trois nuances de cheveux sur lui : brune au ras de la tête ; rouge sang au milieu ; un diadème d’or recouvrant le tout ». Cette description est passée, telle quelle, dans la
Fled Bricrenn, § 45, où elle est transférée à Laegaire Buadach. Qu’elle ait paru aussi singulière aux poètes irlandais qu’à nous-mêmes, c’est ce qui ressort d’un passage de la
Togáil Bruidne Da Derga, où elle s’accompagne de variantes et de commentaires curieux :
---TBDD, § 105 (
R. C., XXII, 214) = LU, 7519 :
tri fuilt forsin mac sin ; it é tri fuilt ón .i. folt úani 7 folt corcorda 7 folt fororda. Nocon fetur sa indat ilgné dochuirther in folt fair nó indat tri fuilt failet fair. « Trois chevelures sur ce garçon (Lé Fri Flaith fils de Conaire) ; telles sont ces trois chevelures : une verte? une pourpre et une très dorée. Je ne sais s’il s’agit de différentes nuances que revêt la chevelure, ou s’il a trois chevelures sur lui ».
---Cette chevelure paraît être considérée comme une disgrâce, et non comme une beauté, ainsi que le témoigne le paragraphe suivant :
---TBDD, § 106, (
R.C., XXII, p. 282) :
Ní Indóig lim cid trú dáig na n-ilgnee filet forsind fult fil fair 7 inna ndath n-écsamail docorethar in folt fair. « Je ne doute pas qu’il soit misérable à cause de l’aspect multicolore de sa chevelure et des couleurs disparates que revêt cette chevelure ».
---On a cherché à expliquer par des conceptions mythiques cette triple coloration. On y a vu le symbole de la nature solaire du héros. (Rhys,
Hibb. Lect., p. 437). Nous y voyons tout simplement la description réaliste d’une chevelure naturellement foncée, décolorée de façon brutale et répétée. Avec les racines brunes contrastent alors le milieu du cheveu, d’un roux ardent, et, pour peu que la chevelure soit portée longue, ce qui est ici le cas (p. 22) les pointes, décolorées à l’excès, prennent un ton blond qui va en s’éclaircissant.
---On sait que les Gaulois pratiquaient des décolorations répétées (
συνεχώς, dit Diodore) : cf. Pline,
N. H., 28, 191 :
Prodest et sapo Gallorum hoc inventum rutilandis capillis, et Diodore, V, XXVIII, I : […]
---Le trait avait frappé les historiographes classiques. Quoi d’étonnant à ce qu’il ait impressionné bien davantage les Irlandais qui ignoraient sans doute par quel artifice les Gaulois donnaient à leur chevelure cette apparence rutilante mais bigarrée.
---Peut-être cette observation permet-elle d’expliquer une expression énigmatique qui se rencontre dans le récit de l’exil de Labraid (voir plus haut p. 3) :
R. C., XX, p. 430, l. 3 :
in breacmacraid thiri Armenia « les jeunes gens bigarrés de la terre d’Arménie ». On a vu que, derrière le nom de l'Arménie, se dissimule ici le nom de quelque région de la Gaule, terre des Ménapiens ou, plus vraisemblablement, Armorique (voir p. 4). Si on comprend : « les jeunes gens à la chevelure bigarrée », on a là un indice du fait que les Celtes continentaux, du moins les Celtes naturellement bruns, comme ceux d’Armorique, étaient caractérisés, aux yeux des Irlandais, par une chevelure multicolore, qu’ils devaient à l’usage de la décoloration.
---Les trois couleurs de cheveux de Cuchulainn ne seraient dons pas autre chose que la stylisation d’un trait observé sur nature et senti comme caractéristique d’un type ethnique étranger (Gaulois).
La légende de Cuchulainn et les monnaies gauloises,
M.-L. Sjœstedt-Jonval, Études celtiques, juin 1936, n°1, 192 pages, p. 45-7.